35 ans.
Un souvenir.
Celui de ma seule angoisse d’enfant. Je devais avoir sept ans.
La trouille irrationnelle d’une guerre.
Aussi entière que celle que mes grands-parents avaient vécue.
Une guerre mondiale.
La troisième.
Puisqu’on parlait bien de la deuxième et que jamais deux sans trois.
Il faut dire que, même si, à mon échelle d’enfant, elle semblait vieille, la guerre, au moins aussi vieille que mes grands-parents – la preuve, eux, l’avaient bien faite – elle ne l’était pas tant.
Quand je suis née, elle avait l’âge que j’ai aujourd’hui.
35 ans.
Or, on me dit bien que je suis encore jeune.
Et j’ai le sentiment encore de l’être.
Du moins, ma vie m’a parue très courte jusqu’ici.
Et mes grands-parents étaient – encore – bien vivants.
De chair et d’os.
Mes grands-parents.
Ceux qui m’aimaient comme le dernier prolongement de leurs enfants.
Trois enfants de la guerre.
Deux de la libération.
Mes grands-parents qui avaient fait ce qui leur semblait juste.
Et que je regardais avec mon œil ébahi d’enfant de la paix.
La paix qu’ils m’avaient offerte au péril de leur vie.
Mes grands-parents avaient résisté.
En avaient-ils vraiment le choix ?
Quand je disais mon angoisse, mes parents me prenaient dans leurs bras et me disaient.
Non, la guerre, aujourd’hui, ce n’est pas possible. Pas dans notre pays.
Et je les croyais.
35 ans.
Je ne suis plus une enfant.
Je sais que la guerre peut naître partout.
Mais maintenant, je le sens.
A mon sang qui se glace. Au ventre qui se tord.
Des images de guerre. Dans mon pays. Ma ville.
Ces noms qui se gravent comme ceux des monuments aux morts défraîchis.
Tombés pour la France.
La guerre dont on parle n’est pas celle d’il y a soixante-dix ans.
On ne veut pas conquérir un territoire.
L’ennemi est diffus, lointain.
Mais comme alors, il nous voue une haine profonde.
A nous le peuple latin, indiscipliné, querelleur.
Le peuple qui chante, le peuple qui danse.
Au fond, si. Ces deux ennemis se ressemblent.
Ils ont un profond, désespérant mépris de la nature humaine.
Et voilà que moi, enfant de la paix, à qui on avait dit qu’on avait atteint un monde idéal, du moins dans nos frontières, je dois expliquer à mon fils qui a l’âge de celui de mes terreurs enfantines ce que je ne connais pas.
L’absurde.
La guerre qui surgit, soudain, au détour d’une terrasse de café, au cœur de nos vies.
Et contrairement à mes parents, je ne trouve pas les mots qui rassurent.
Parce que je n’y crois pas.
La troisième guerre mondiale est là.
Elle sera longue. Elle sera difficile.
Ce n’est pas un territoire qu’on essaie de nous prendre, mais notre pensée.
Et celle-ci est bien fragile quand on lui tire dessus.
35 ans.
Mais alors, que faire ?
Oui, j’en suis sûre, je me sens encore trop jeune pour savoir quoi.
Il n’y a rien à faire, on n’a jamais l’âge de vivre une guerre.
Alors, comme mes grands-parents qui ne sont plus mais qui me manquent terriblement, je vais faire ce qui me semble juste.
Penser. Puisqu’on veut nous réduire à nos instincts primitifs de bête traquée.
Dire. Puisqu’on veut nous faire taire.
Vivre. Puisqu’on veut nous exterminer.
Résister. Contre les obscurantistes de tous bords.
Non seulement ceux qui attaquent.
Mais aussi, ceux qui pensent qu’on ne répondra qu’en ripostant plus fort.
Et si ma pensée étouffe, elle survivra, clandestine.
Pour refleurir en même temps que d’autres enfants de la paix.
Les enfants de mes enfants.
Résister.
En ai-je vraiment le choix ?
Quand leur guerre a éclaté, mes grands-parents avaient le même âge que moi.
Et j’en ai fait le constat aujourd’hui.
35 ans.
Colombes, le 16 novembre 2015
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